"La cartonisation évoquée au chapitre précédent a pour corrélat l’extraordinaire expansion des plantations industrielles d’abord dans la péninsule Ibérique puis en Amérique latine – Brésil, Argentine et Chili principalement –, et enfin en Chine dans les années 1990. Ces plantations représentent un tournant majeur dans l’histoire du bois : la sylviculture devient une branche de l’agriculture intensive et on parle d’ailleurs de « fiber farms » pour les désigner. Des clones, parfois génétiquement modifiés, sont cultivés densément et selon des rotations rapides (quatre à sept ans), ce qui implique des apports d’engrais qui s’approchent de ceux de la céréaliculture des pays riches. Après la coupe, les parcelles sont nettoyées à l’herbicide avant d’être replantées, ce qui permet de recevoir les certifications internationales de durabilité. En termes de rendement, les effets du pétrole et de la chimie sur le bois sont spectaculaires. "
"Le paradoxe est que la sylviculture industrielle entretient l’idée du bois comme ressource renouvelable en ancrant toujours plus profondément sa production dans des pratiques agricoles et des matières (pétrole, gaz naturel et phosphore) non renouvelables."
"Il faut s’y résoudre : il n’y a jamais eu de transition énergétique hors du bois. Ni au XIXe, ni au XXe siècle, ni dans les pays pauvres, ni dans les pays riches. Le symbole parfait de cette non-transition se situe au cœur de la région qui est pourtant censée en être le berceau : entre Leeds et Sheffield, au milieu du bocage anglais, se dressent les sept tours de refroidissement de la centrale de Drax. À son inauguration en 1974, cette centrale électrique était destinée à brûler le charbon des mines du Yorkshire. Dans les années 1990, après sa privatisation, Drax importe son combustible d’Australie, de Russie et d’Afrique du Sud, 9 millions de tonnes par an au total, ce qui en faisait une des plus grandes centrales thermiques au monde. Au milieu des années 2000, avec l’aide de généreuses subventions et sous couvert de changement climatique, la centrale est progressivement convertie à la « biomasse » : un euphémisme pour désigner du bois qu’elle importe sous forme de granules (pellets) des États-Unis et du Canada principalement. Drax prétend produire une électricité sans carbone, ce qui est doublement faux : d’une part elle contribue à la dégradation des forêts, de l’autre son fonctionnement dépend de bout en bout du pétrole, celui qui alimente les machines forestières, les camions, les broyeurs et les navires qui traversent l’Atlantique. En 2021 Drax a brûlé plus de 8 millions de tonnes de granules de bois, c’est davantage que la production forestière du Royaume-Uni, pour satisfaire environ 1,5 % des besoins énergétiques du pays. C’est aussi quatre fois plus de bois que ce que brûlait l’Angleterre au milieu du XVIIIe siècle : un beau résultat après deux cents ans de transitions énergétiques."
" Les technologies de la « transition » n’échappent pas aux effets rebond et peuvent entraîner la croissance d’autres secteurs plus carbonés. Par exemple, en 2023, le plus grand parc éolien flottant au monde a été inauguré en mer de Norvège : il appartient à Equinor – anciennement Statoil – qui s’en sert pour alimenter des plateformes pétrolières. De même, au Qatar, Total Energies investit dans une immense centrale photovoltaïque afin de « verdir » l’extraction de gaz."
"En augmentant la complexité matérielle des objets, le progrès technologique renforce la nature symbiotique de l’économie. Il permet certes d’accroître l’efficacité énergétique, mais il rend aussi le recyclage difficile si ce n’est impossible. Au cours du temps, le monde matériel est devenu une matrice de plus en plus vaste et complexe enchevêtrant une plus grande variété de matières, chacune consommée en plus grande quantité. Ces quelques constats historiques ne dérivent pas d’une loi irréfragable de la thermodynamique : ils permettent seulement de saisir l’énormité du défi à relever – ou l’ampleur du désastre à venir."
"La transition est l’idéologie du capital au XXIe siècle. Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage. Grâce à la transition, le capital se retrouve du bon côté de la lutte climatique. Grâce à la transition, on parle de trajectoires à 2100, de voitures électriques et d’avions à hydrogène plutôt que de niveau de consommation matérielle et de répartition. Des solutions très complexes dans le futur empêchent de faire des choses simples maintenant. La puissance de séduction de la transition est immense : nous avons tous besoin de basculements futurs pour justifier la procrastination présente."
"L’histoire de la transition et le sentiment troublant de déjà-vu qu’elle engendre doivent nous mettre en garde : il ne faudrait pas que les promesses technologiques d’abondance matérielle sans carbone se répètent encore et encore, et que, après avoir franchi le cap des 2 °C dans la seconde moitié de ce siècle, elles nous accompagnent tout aussi sûrement vers des périls plus importants."